Déserts médicaux, zones sous-denses ou sous-dotées… Les termes pour désigner la pénurie de médecins généralistes en France sont nombreux. Les approximations aussi. De quoi parle-t-on exactement lorsque l’on définit ces territoires comme déficitaires ? Faut-il revoir le mode de calcul de l’offre de soins ?
Le constat est partagé par tous les acteurs : la France souffre d’un manque de médecins généralistes. Si des solutions court-termistes sont avancées par le gouvernement dans le cadre des négociations conventionnelles, d’autres, historiques, consistent à encourager les omnipraticiens à s’installer dans les territoires où le déficit est le plus grand. Comment définit-on ces zones ? Quelle est l’échelle retenue par les acteurs publics ?
En premier lieu existe l’indicateur d’accessibilité potentielle localisée (APL), calculé chaque année par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), organisme dépendant du ministère de la Santé. Celui-ci mesure l’offre médicale disponible sur un territoire de vie-santé (TVS), soit un agrégat de communes autour d’un pôle d’équipements et de services de santé considérés comme les plus courants pour les habitants. Ce TVS, affranchi des délimitations administratives, est considéré comme zone sous-dense si son APL est inférieur ou égal à 2,5 consultations par an et par habitant, c’est-à-dire le nombre de consultations qu’il est possible de réaliser en fonction du nombre de généralistes présents. Toutes les communes de ce territoire sont alors considérées comme sous-denses. L’accessibilité moyenne aux médecins généralistes est de quatre consultations par an et par habitant.
Cet APL prend en compte le nombre de médecins généralistes jusqu’à 65 ans pour anticiper les futurs départs à la retraite ; l’activité de chaque médecin, mesurée par le nombre de ses consultations ou visites effectuées dans l’année ; le temps d’accès aux praticiens ; le recours aux soins des habitants par classe d’âge. Des biais existent toutefois dans ce calcul : il ne tient pas compte du temps d’exercice (deux ou six jours par semaine) ni de l’amplitude horaire, de l’âge de la population, de la fréquence des pathologies chroniques, d’ALD, etc.
Julien Mousquès, directeur de recherches à l’Irdes (Institut de recherche et de documentation en économie de la santé), résume l’intérêt de cet indicateur. « La philosophie de l’APL est de rapprocher l’offre de soins à la demande. Des deux côtés, c’est une lecture partielle. Ce n’est pas parce que ces offreurs de soins sont présents qu’ils sont disponibles. Et de l’autre côté, ce n’est pas le nombre qui détermine le besoin de soins. Cet indicateur reste toutefois synthétique, clair et parlant. La question réside plutôt dans son utilisation. » En effet, comme l’explique Noémie Vergier, adjointe à la cheffe du Bureau des professions de santé à la Drees, « il n’y a pas de lien direct, ni automatique, entre l’APL et le zonage médecin. L’APL est un point de départ. Cet indicateur permet de classer les territoires par bonne ou moins bonne accessibilité pour satisfaire la demande de soins. Son but n’est pas de refléter l’accès aux soins de manière globale et synthétique. De même, il ne permet pas de qualifier les zones de surdenses ou sous-denses. » Ça, c’est le travail des agences régionales de santé (ARS).
Comme l’explique la Direction générale de l’offre des soins (DGOS), chaque directeur d’agence régionale de santé prend un arrêté qui détermine les zones sous-denses, dans lesquelles sont mobilisées les aides à l’installation et la part de la population que la région peut inclure dans les zonages. Pour définir ces zones, « l’ARS s’appuie sur une méthodologie nationale fixée par arrêté ministériel », précise la DGOS. Celui de 2017 a été actualisé en octobre 2021 après de nombreuses concertations.
Le découpage est ainsi réalisé : les zones d’intervention prioritaires (ZIP) sont les plus fragiles (certaines sont qualifiées de ZIP + et bénéficient d’aides supplémentaires) ; les zones d’action complémentaire (ZAC) sont fragiles mais à un niveau moindre. Toutes les autres zones ne sont pas sous-denses au sens de la méthodologie nationale : zones de vigilance (ZV), dans lesquelles il n’y a pas de problème actuellement mais potentiellement à moyen terme ; zones d’appui régional (ZAR), que peuvent subventionner les ARS ; zones hors classement, possédant une offre de soins supérieure à quatre consultations par an et par habitant. Est-ce pour autant la meilleure échelle ?
Des possibilités pour les ARS de compléter le zonage
Le directeur du premier recours de l’agence régionale de santé (ARS) Occitanie, Pascal Durand, est pragmatique. « Le problème du zonage est qu’il trace une frontière… de laquelle on est soit du bon, soit du mauvais côté ! Il y aura toujours ce sentiment d’injustice d’une part de la population et des élus. Il est quasiment impossible de le régler avec des critères d’une rationalité parfaite. Le socle national de zonage garantit pourtant une équité de traitement et une impulsion pour les problèmes d’accès aux soins. »
Mais des leviers permettent de « compléter le zonage », précise Pascal Durand. « Après concertation, en Occitanie, nous avons intégré dans la liste des zones qui peuvent bénéficier des 50 000 euros : les TVS en zones montagne ou massif, les TVS en quartier prioritaire de la ville et ceux dans lesquels la démographie est en berne, qui ont perdu 10 % de médecins, comme dans le Gers, les Hautes-Pyrénées et l’Ariège. » Pour le directeur d’ARS, « c’est un signal de reconnaissance des difficultés d’accès aux soins et un signal de mobilisation de la région pour rendre attractif le territoire ». Les fonds sont d’ailleurs illimités sur l’installation ! « Nous les distribuons autant qu’ils sont demandés : il n’y a pas de plafond, à l’instar des aides de l’Assurance maladie. Si, demain, 30 médecins s’installaient en Occitanie, nous leur donnerions 30 fois 50 000 euros », ajoute-t-il.
Le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l’Ordre national des médecins (Cnom), partage aussi sa vision de l’indicateur. « Comme toute méthodologie, celle de l’APL a ses limites. Le problème principal étant la date de péremption de la donnée du recensement des généralistes. Celle-ci peut fortement changer. Il faudrait donc une réactivité dans l’actualisation de la donnée. Entre l’extraction des chiffres, la parution en décret puis la réalisation du zonage, il y a un delta où la cartographie ne correspond plus forcément à la réalité du territoire. »
C’est le cas notamment pour le Dr Jean-Paul Hamon, exerçant à Clamart (Hauts-de-Seine), qui raconte une situation… pour le moins étrange. « L’ARS a décidé dans son zonage 2022 que nous sommes passés de ZIP à ZAC. Mais, dans l’année, nous avons perdu neuf généralistes qui n’ont pas été remplacés, pour seulement deux installations ! J’ai donc demandé à l’ARS combien il y avait de généralistes sur le territoire. Ils m’ont avancé le chiffre de 37. La Caisse de l’assurance maladie ? Ils m’en donnent 32 ! Moi, j’en ai compté 24. Il n’y en a jamais eu 37 ! J’ai donc demandé à avoir les noms. “Non, c’est confidentiel”, m’ont-ils dit. Finalement, en les embêtant, j’ai obtenu la liste et, sur les 32, il y a deux retraités qui n’exercent plus depuis deux ans, cinq qui travaillent au centre médical d’appui – donc qui ne sont pas libéraux –, un qui travaille dans une autre commune mais habite à Clamart, un gériatre et un médecin du sport… Ce ne sont pas des généralistes ! »
L’omnipraticien est remonté contre les services publics, qui ne lui ont jamais apporté d’explication. « L’incompétence de l’administration dans ce domaine est invraisemblable : ils comptent des hospitaliers comme des libéraux ! Je suis sûr que c’est pareil sur la Côte d’Azur, ils comptent les retraités encore inscrits à l’Ordre alors qu’il faut compter les médecins en exercice, et libéraux ! C’est une manipulation voulue pour éviter de donner trop d’aides. » Informé de cette situation, le directeur du premier recours de l’ARS Occitanie est étonné : « Je n’ai jamais été confronté à un tel écart. Peut-être est-ce la spécificité de la population francilienne, plus importante qu’en Occitanie, par exemple, qui crée ce genre de situation. » L’agence régionale de santé d’Île-de-France n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Même combat contre le récent zonage à Chartres, où est installé le Dr Julien Cottet, président du Conseil départemental de l’Ordre des médecins (Cdom) d’Eure-et-Loir. « En janvier 2022, à Chartres, 24 % des habitants n’avaient pas de médecin traitant (MT), contre 22 % dans le département. Depuis, nous avons connu 18 départs à la retraite de généralistes… pour seulement deux installations. J’estime donc que 30 % des habitants n’ont pas de MT aujourd’hui. Le problème est que dans les territoires ruraux classés en ZIP autour de la ville, 14 à 17 % des habitants n’ont pas de MT. Grâce à l’aide à l’installation, ces populations connaissent moins de problèmes d’accès aux soins qu’à Chartres ! Il y a un cruel manque de médecins partout dans le département et, pourtant, seules quatre zones sont en ZIP. On ne peut pas être le département le moins bien loti et ne pas être partout en ZIP ! »
De son côté, le député MoDem (majorité présidentielle) Philippe Vigier, qui s’est rendu à Ségur pour discuter des possibilités d’adaptation du zonage avec le ministre, tient à relativiser. « Il y a 500 000 personnes dans la région d’Indre-et-Loire sans médecin traitant ! Nous avons fait des propositions à François Braun et il a donné son accord d’ici juin pour que l’ensemble du département soit une ZIP. Pourquoi un côté de la rue serait ZIP et l’autre ZAC ? Des dérogations existent et, heureusement ! ».
Les zones surdenses existent-elles vraiment ?
Sur la côte basque, souvent décrite comme un eldorado médical, les praticiens observent toutefois les mêmes difficultés que dans les zones dites sous-denses. Selon le Dr Guillaume Barucq, « c’est n’importe quoi de dire que Biarritz est une zone surdense. Je me suis installé ici il y a quinze ans, l’offre de généralistes était satisfaisante mais il n’y a jamais eu trop de médecins ! Depuis, beaucoup n’ont pas été remplacés ! » Il avance le prix de l’immobilier qui a doublé et la volonté pour certains médecins de changer d’exercice en raison des conditions de travail. « Ces derniers mois, des généralistes avec des patientèles de plus de 2 000 patients ont arrêté leur activité. Un grand nombre de patients nous téléphonent pour nous supplier de les prendre. Et nous ne pouvons pas. À titre personnel, en six mois, je suis passé de 1 200 à 1 500 patients médecin traitant… et j’en ai 200 en liste d’attente. » Une situation éloignée des clichés, donc !
Alors, la France, un désert médical dans son entièreté ? Ce serait la trajectoire que prend le pays, à en croire le Dr Mourgues. « Madame la ministre Agnès Firmin Le Bodo a déclaré que 87 % des Français vivent dans un désert médical, ce qui signifie que 13 % seraient hypothétiquement dans des zones surdenses. En réalité, la majorité sont dans des zones que j’appelle normaux-denses. Les remontées de terrain montrent que les zones a priori bien dotées, comme la côte basque ou la Côte d’Azur, sont en train de glisser. »
Selon Philippe Vigier, il n’y a pas de zone surdotée, « si ce n’est de toutes petites têtes d’épingle, comme l’hypercentre de Tours par exemple ». Côté ARS, Pascal Durand explique que l’anticipation des prochaines années est le nerf de la guerre… peut-être un peu oublié. « Une des caractéristiques de la région Occitanie est son dynamisme démographique : entre 40 000 et 50 000 habitants s’y installent chaque année. Au bout de 10 ans, nous aurons un “Toulouse bis” sur la carte. D’ailleurs, dans l’agglomération toulonnaise, considérée comme une zone où il y a relativement moins de soucis, le vieillissement des médecins et l’augmentation de la population nous laissent à penser que dans les prochaines années, des problèmes d’accès aux soins pourraient arriver. Cela signifie que le zonage est utilisé techniquement pour graduer les difficultés et déployer des aides. Mais une zone qui n’a pas d’aides, cela ne signifie pas qu’elle ne rencontre pas de difficultés ! »
Prendre en compte la typologie des patients
Quelles seraient les solutions possibles pour améliorer le zonage et le rendre plus réaliste et moins pénalisant pour patients et médecins ? Pour le Dr Mourgues, il faudrait prendre en compte d’autres déterminants transversaux comme « la précarité sociale, la qualité du réseau sanitaire environnant, la densité des autres professionnels, l’illectronisme ou encore les pathologies présentes sur le territoire ». Car, précise-t-il, « certaines zones cumulent les handicaps ». Le Dr Cottet propose, lui, d’intégrer la typologie de la patientèle des médecins. « Ce n’est pas le même exercice d’avoir 1 500 jeunes patients à prendre en charge en soins non programmés, avec une grande majorité de viroses, et d’avoir 800 diabétiques ou polypathologiques ! »
De son côté, le député Philippe Vigier estime qu’« il faudrait avoir toutes les données en temps réel… car d’ici deux ans, le déficit sera aggravé par tous ces médecins qui vont partir à la retraite ». Un point que le Dr Barucq balaye. « Le zonage n’a aucun sens car le désert médical progresse partout. Même si l’on fait une carte actualisée en temps réel, elle évoluera toujours trop vite car certains praticiens sont au bord d’arrêter, de reprendre leurs études ou d’aller vers le salariat… » Et la situation va de mal en pis, à en croire l’omnipraticien, qui s’interroge lui-même sur son avenir libéral.
D’autres sont moteurs dans la recherche de solutions… mais ils ne font pas l’unanimité. Porteur d’une proposition de loi transpartisane visant à lutter contre les déserts médicaux en introduisant notamment un conventionnement sélectif, le député Guillaume Garot, du Parti socialiste (PS), explique son raisonnement. « Nous avons observé que la logique d’incitation a des limites, voire une inefficacité. Pourtant, il y a urgence : il faut proposer de vraies solutions pour que les Français soient bien soignés. Pour que la répartition des généralistes soit efficace, nous voulons partir des besoins de santé et l’objectiver en fonction de l’offre de soins ». C’est ce qu’il appelle l’« indicateur territorial de l’offre de soins (Itos) », qu’il imagine élaboré conjointement entre l’État et les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) pour « orienter véritablement les politiques de santé ». Celui-ci dresserait « une cartographie précise, par bassin de vie, de la répartition de l’offre de soins sur le territoire français », tout en étant pondéré par les données démographiques et sociales, comme du non-recours aux soins, des pathologies présentes sur le territoire ou de la prévalence des risques. Il définirait également, dans les zones les plus sous‑dotées, « un niveau minimal d’offre de soins à atteindre pour chaque spécialité médicale ».
S’appuyer davantage sur le cadre de vie proposé aux praticiens
Pour le député de Mayenne, « le zonage a des limites : la répartition en ZIP et ZAC crée une compétition entre les territoires. » Pire encore selon lui, « l’État fait porter sur les territoires la responsabilité de présence ou non des médecins. Le principal problème est le nombre et la répartition des généralistes. C’est pour ça que nous voulons une régulation : pour que la responsabilité soit ainsi partagée ».
Julien Mousquès, qui enseigne à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), préfère, lui, questionner les biais dans la décision publique. « Nous pourrions discuter de la façon dont les seuils sont retenus, notamment les 2,5 consultations par personne et par an : quelle est leur rationalité ? D’autres stratégies sont possibles, comme la réalisation d’une typologie des territoires, en fonction de l’état de santé de la population, de l’offre de soins, des caractéristiques de revenus, etc. » Le chercheur invite à pousser la réflexion. « En quoi une incitation financière pour une profession qui tourne à 80 000 euros par an va les encourager à s’installer dans ces territoires ? Si l’on analysait finement les déterminants, on ne s’appuierait pas là-dessus mais plutôt sur le cadre de vie (travail pour le conjoint, loisirs, écoles, garde d’enfant, etc.). »
Dans le cadre des négociations conventionnelles entre l’Assurance maladie et les syndicats de médecins libéraux est apparue la notion de contrat d’engagement territorial (CET), lequel réside sur l’engagement des médecins dans les soins non programmés, la permanence des soins, l’exercice dans des ZIP, etc. Remettrait-il en question le zonage, et a fortiori, les politiques de financement de l’installation ? Pour le chercheur de l’Irdes, « c’est une vision plus qualitative des contreparties attendues, mais le principe d’une incitation financière demeure. Et cela ne répond pas à la problématique d’installation sur les territoires en difficulté… qui s’agrandit ».