Il y a quelque chose qui cloche. C’est un ressenti diffus, qui s’invite parfois en consultation, caractéristique du Gut feeling, un concept étudié depuis 2009 en pratique de médecine générale. Mais quelle place donner à cette intuition dans la démarche diagnostique ?
« Je ne le sens pas. » Généraliste dans les Abers (Finistère), Marie Barais s’est excusée de n’avoir aucune explication plus objective à donner au régulateur du 15, appelé pour l’un de ses patients. Il venait consulter pour des douleurs à la poitrine, craignant un souci cardiaque. Rien de tangible à l’examen clinique. Ni à l’ECG, « dont le tracé était, ceci dit, un peu pourri, parce que mon appareil ne fonctionnait pas bien ce soir-là ». Elle a pourtant préféré écouter ce drôle de clignotant et demander un avis extérieur, plutôt que de renvoyer chez lui le patient venu seul, à moto. Le régulateur lui a fait confiance, envoyant une simple ambulance pour le chercher. Verdict à l’hôpital : pas de danger imminent mais une péricardite importante.
Peut-on considérer qu’un choix, aux conséquences éventuellement vitales, puisse se fonder sur une perception a priori peu cartésienne ? Pour le psychologue américain Gary Klein, devenu pionnier dans les années 1990 d’un nouveau mouvement en psychologie cognitive (l’approche naturaliste de la prise de décision), la réponse est oui. Il l’a, le premier, mis en évidence, après avoir décortiqué sur le terrain la façon dont les pompiers de l’Ohio prenaient leurs décisions en intervention, dans un contexte à la fois restreint (en temps) et incertain. Contrairement à ce que prônaient tous les experts jusque-là, a-t-il observé, la prise de décision d’un professionnel ne s’appuie pas uniquement sur la comparaison rationnelle de différentes options. Dans 80 % des cas, les pompiers s’appuient, certes, sur leur expérience pour identifier une situation comme typique et choisir l’action appropriée. Mais parfois, si comparaison il y a, elle se fait de façon moins consciente et la décision s’impose de façon plus intuitive. L’un des pompiers, qui avait subitement fait évacuer un immeuble en feu deux minutes avant qu’il ne s’effondre, n’a ainsi jamais su dire pourquoi il avait fait ce choix, autrement que par : « à ce moment-là, j’ai su qu’il fallait le faire ».
Des explorations similaires ont, depuis, été menées en médecine par des généralistes néerlandais, à partir de la description de leur propre pratique et de son analyse en groupe de discussion. Elles ont confirmé l’existence d’une perception spécifique, parfois accompagnée de sensations physiques, qui fait dire, en dehors de tout élément objectif, que « ça colle » ou que « ça cloche » chez un patient, menant l’équipe d’Erik Stolper à la caractérisation, en 2009, du concept de Gut feeling. Ce consensus néerlandais a été validé un an plus tard en France par un travail mené avec 34 généralistes universitaires.
S’articulant autour de ces deux sensations, celle de réassurance (impression de sécurité) ou celle d’alarme (malaise perçu par le médecin), on le résume plus communément en français en parlant d’intuition. Un « mot-valise » qui renvoie à une conception trop cérébrale et qui n’est pas tout à fait adapté, juge Marie Barais, dont la thèse de doctorat, soutenue à Brest en 2018, portait sur le Gut feeling. Littéralement, le terme anglo-saxon se traduit d’ailleurs par « sensation viscérale ». Jaddo, jeune généraliste qui tenait un blog sous ce pseudo, y consacrait en 2014 un post en parlant d’« alarme bidale ». Et conseillait à ses confrères : « écoutez votre bide, il a des choses à vous dire ».
Les apports mesurés du Gut feeling
Depuis 2009, divers travaux se sont attachés à évaluer cette intuition spécifique en pratique clinique de médecine générale. De récentes thèses, soutenues après un travail de recherche qualitatif mené auprès de praticiens de terrain, confirment qu’elle existe, quel que soit l’âge, l’expérience, l’exercice (rural, urbain). Plusieurs études ont exploré sa valeur. En consultation pédiatrique notamment, pour le dépistage de maltraitances. Pour la détection d’infections sévères, une étude observationnelle, publiée dans le BMJ en 2009, a ainsi passé en revue les cas de 3 369 enfants vus en consultation pédiatrique pour un soupçon d’infection. Les généralistes renseignaient un formulaire sur ce qui les avait conduits à diagnostiquer une affection bénigne (symptômes, examen clinique mais aussi leur « impression »). Six enfants ont dû être hospitalisés par la suite pour infection sévère. En réexaminant ce qu’avaient renseigné les médecins, on constate qu’écouter son Gut feeling aurait potentiellement pu permettre d’éviter deux hospitalisations, au prix de 44 fausses alertes.
La place de cette intuition particulière a aussi été évaluée face à la plainte de dyspnées et douleurs thoraciques chez l’adulte, dans une étude observationnelle prospective menée auprès de médecins soumis a posteriori à un questionnaire (Gut feeling questionnaire), préalablement validé pour mesurer le sens de l’alarme ou de la réassurance chez les généralistes. Principale limite de l’étude : son faible nombre de participants (25). Mais la sensation que « ça cloche » apparaît, face à ces symptômes, comme un facteur permettant près de deux fois plus de diagnostics positifs d’embolie pulmonaire. Le Gut feeling a également été étudié face au diagnostic de cancer, « et des travaux sont en cours pour l’évaluer face aux douleurs abdominales et au risque d’appendicite notamment », énumère Marie Barais.
Jusqu’où lui faire confiance ?
Pour autant, quelle place accorder au Gut feeling en pratique courante, et jusqu’où lui faire confiance ? « Le Gut feeling peut être la porte ouverte à pas mal de fantasmes », convient Marie Barais. Pas besoin d’« écouter son bide » devant un tableau clinique d’infarctus sans équivoque. Typiquement, en revanche, « le flair est utile face à une femme qui se présente avec une vague douleur thoracique et de l’angoisse », souligne la généraliste.
Installé à Montpellier depuis 20 ans, le Dr Guillaume Marien invite pour sa part, d’emblée, à une certaine prudence. « On a tous entendu parler de ces cas, que l’on raconte un peu comme des histoires de guerre, où l’on a prescrit un examen complémentaire sans savoir pourquoi, à un patient, qui s’est en effet révélé avoir un truc bizarre. A priori, j’aurais plutôt tendance à m’en méfier. » D’abord à cause d’un biais : « On se souvient toujours plus des histoires qui tournent bien et l’on ne peut pas écarter les situations liées au hasard. »
Attention, ensuite, à ce que cela ne devienne pas un raccourci qui se retourne contre le diagnostic, en ne laissant pas assez de temps de parole au patient, prévient le généraliste. « La médecine générale est au carrefour permanent du rationnel et de notre irrationnel. Elle s’appuie sur des bases scientifiques, avec des descriptions de pathologies très carrées, qui se confrontent à un matériel humain, chargé d’émotions, d’affects, de secrets, d’expressions différentes. Si l’on fait appel à notre rationnel, c’est facile. Mais l’interprétation de ce que dit et montre le patient est aussi influencée par notre histoire personnelle, et c’est à ce moment-là que ça peut déraper. À trop écouter son intuition, on risque de couler ce que dit le patient dans le moule de ce que l’on imagine. »
Installé en Seine-Saint-Denis, dans un territoire difficile qui l’a amené à rencontrer beaucoup de souffrance au travail, de violences intrafamiliales et à s’intéresser à la psychologie transculturelle, le Dr Baptiste Henry en témoigne pour l’avoir vécu avec une patiente dont il pensait, à tort, que son mal-être trouvait ses racines dans une histoire culturelle : « La perception d’un Gut feeling peut parfois être le fruit de nos stéréotypes » et domaines de prédilection. « Il faut donc aussi être attentif aux échecs de l’intuition, apprendre de cette erreur, en explorant pourquoi on s’est trompé. »
Un outil pour inhiber ses automatismes
« S’il peut être un outil, il ne doit pas être la boussole », résume Guillaume Marien. Marie Barais confirme : « Je serai toujours tentée de dire que si tu ne le sens pas, il est important de l’assumer, de s’écouter. Il faut savoir se poser face à quelque chose que l’on ne comprend pas ». Mais être attentif à cette intuition spécifique ne signifie pas « faire de la médecine au doigt mouillé, prévient la généraliste. Le Gut feeling n’est pas LE compas décisionnel. Le patient reste et doit rester votre source principale de données. Comme le professaient les anciens maîtres de sémiologie, il faut l’inspecter, l’écouter, le palper, le percuter : ausculter un peu partout, toucher, sentir ». Dans ce cadre, si la fameuse « alarme bidale » se déclenche, « il faut plutôt le voir comme un outil de prévention des erreurs, qui permet, si on l’accepte, de se poser et quitter ses automatismes ».