Le constat est sans appel : selon la dernière enquête Obépi, la prévalence de l’obésité a doublé en France au cours des vingt dernières années. Désormais, près d’un adulte sur deux est en excès pondéral. Des chiffres qui interrogent alors qu’au cours de ces dernières décennies, la santé publique s’est emparée de la question du poids avec, en parallèle, une médicalisation de plus en plus importante. Si l’obésité est clairement un facteur de risque pour de nombreuses maladies, la solution est-elle forcément médicale ? Tandis que la quête du médicament « miracle » se poursuit avec l’arrivée de molécules porteuses d’espoir pour certains patients, Jean-Pierre Poulain, professeur de sociologie à Toulouse, spécialiste des questions relatives aux dimensions sociales et culturelles de l’alimentation et auteur de l’ouvrage Sociologie de l’obésité*, propose un autre regard sur le sujet. Il met en garde contre la stigmatisation et appelle à évaluer les actions de santé publique mises en œuvre jusque-là.
Depuis plus de vingt ans, vous vous intéressez à la sociologie de l’obésité. En quoi est-ce un problème sociologique ?
Pr Jean-Pierre Poulain : En participant à l’expertise Inserm de 1999 sur l’obésité, j’ai découvert une question d’une ampleur sociologique considérable, ayant trait bien sûr à des problèmes liés à l’alimentation, définie par la position sociale, les rapports de genre, la nécessité, le religieux, la culture, la place du plaisir, etc. Mais aussi une cause de souffrance, de discrimination et d’inégalités sociales.
Selon l’enquête Obépi 2020, l’obésité n’a jamais été aussi prévalente en France, alors qu’elle n’a jamais été aussi médicalisée. Cela suggère-t-il que le problème n’est finalement pas médical ?
Pr J.-P. P. : Il serait plus juste de dire que l’obésité n’est pas seulement un problème médical. Car la question est d’un niveau de complexité très élevé et nous sommes face à l’une des plus grandes épreuves de modestie scientifique que l’histoire ait connue.
Du côté des sciences dures comme de celui des sciences humaines et sociales, quasiment toutes les disciplines ont quelque chose à raconter sur l’obésité : la physiologie, la nutrition, la chirurgie, l’endocrinologie, les neurosciences, la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie, le marketing social, etc. Pour sa part, la sociologie peut étudier pourquoi la prévalence de l’obésité est plus importante dans certaines parties de la société ou encore pourquoi elle pose problème dans nos sociétés modernes qui héroïsent la minceur alors que, dans d’autres, l’obésité peut être souhaitée, voire recherchée, comme chez les sumotoris.
Dans nos sociétés, l’obésité a-t-elle toujours été appréhendée comme une maladie ?
Pr J.-P. P. : Le consensus s’est longtemps fait sur l’obésité comme facteur de risque, puis certains ont promu l’idée d’une maladie en tant que telle. L’intérêt de la grille de lecture « facteur de risque » est de la distinguer des maladies dont elle augmente le risque. La responsabilité repose alors en grande partie sur le comportement du patient et sur des facteurs environnementaux.
En revanche, si l’obésité est posée comme maladie, on déplace la responsabilité dans la relation médecin-malade. Le médecin est alors « à côté » de la personne pour l’aider avec son savoir, dans un partage de responsabilités. Néanmoins, l’obésité n’est pas totalement aujourd’hui une maladie, car cela impliquerait la mise en place de systèmes de remboursement des consultations de nutrition ou de kinésithérapie, de reconnaissance de l’invalidité professionnelle, etc.
Pour autant, la médicalisation fait partie des solutions dans l’obésité et la mise au point de molécules efficaces peut se révéler utile. Cependant, l’environnement alimentaire, économique et social restera toujours un levier d’actions.
Un adulte sur deux en surpoids ou obèse en France en 2020
47,3 % des adultes sont en surpoids ou obèses d’après l’enquête Obépi-Inserm 2020, rendue publique fin février. Mais alors que la proportion du surpoids stagne à 30 % depuis 1997, la courbe de l’obésité semble incontrôlable avec un doublement depuis 1997. Elle est ainsi passée de 8,5 % en 1997 à 17 % en 2020. L’augmentation est encore plus marquée dans les groupes d’âge les plus jeunes (x 4 chez les 18-24 ans) et, pour l’obésité morbide, multipliée par 7. Les disparités régionales perdurent, le Nord et le Nord-Est étant les zones les plus touchées, de même que les inégalités socio-professionnelles, les catégories sociales défavorisées étant davantage concernées. En 2020, les hommes étaient plus souvent en surpoids que les femmes (36,9 % vs 23,9 %).
Que peut apporter la sociologie aux médecins dans leur prise en charge des patients obèses ?
Pr J.-P. P. : La lutte contre la stigmatisation des personnes obèses m’est très vite apparue comme une voie de travail à privilégier. La stigmatisation repose sur le regard social négatif porté sur une personne considérée comme déviante. Cela débute avec une étiquette collée sur la personne. Celle-ci va devenir son « statut principal ». Toutes ses autres caractéristiques s’effacent alors derrière. Elle n’est plus tout à fait une personne « normale », ce qui justifie qu’on la traite différemment et donne ainsi prise à des discriminations.
Pour la personne victime de stigmatisation, cela s’accompagne d’une perte d’estime de soi. Il existe également une double chaîne de causalité médiée par la stigmatisation et les représentations collectives d’une personne obèse : si la précarisation est associée à l’obésité, la situation d’obésité va aussi agir sur cette précarisation, avec un risque de désocialisation, d’échec scolaire, de difficulté dans le passage à l’adolescence. Les chiffres d’Obépi 2020 le confirment : l’obésité est deux fois plus prévalente chez les ouvriers et les employés (18 %) que chez les cadres (9,9 %). La gravité du problème monte d’un cran et le piège se referme lorsque l’individu en arrive à considérer comme normal ce qui lui arrive.
Dans la stigmatisation des personnes obèses, l’IMC joue le rôle d’étiquette, c’est lui qui désigne la déviance. Il s’est largement diffusé dans la société, jusque dans les cours d’école où le mot « obèse » est même parfois devenu une insulte. Or, si l’IMC est un outil pratique pour la recherche en épidémiologie, car il est facile à collecter et permet des comparaisons internationales, tout le monde s’accorde à dire qu’il est très imparfait à l’échelle individuelle.
Pour le médecin généraliste, il est important d’éviter de renforcer l’idée de « déviance » et de devenir ainsi un acteur de la stigmatisation. Parfois avec d’excellentes intentions, on pense « réveiller » le sujet et on l’enferme dans le statut d’obèse. D’où l’importance de ramener l’IMC a sa fonction d’indicateur, contextualiser son usage et déplacer ainsi le centre de gravité de la déviance vers les éventuelles conséquences sanitaires et l’hygiène de vie. Le médecin peut aussi aider le sujet à faire face à la stigmatisation. Des méthodes ont été mises au point pour apprendre à réagir, à refuser d’être réduit à cette dimension de l’obésité, à s’armer pour faire face à la discrimination, à anticiper les émotions.
Faut-il changer de discours vis-à-vis de l’obésité ?
Pr J.-P. P. : Il est devenu compliqué depuis quelque temps de prendre la parole sur ce sujet. Dès que l’on introduit des questions critiques sur l’obésité, on nous explique assez rapidement qu’à la belle époque du tabac, des chercheurs ont été manipulés par les cigarettiers pour allumer des contre-feux dans le but de ralentir la reconnaissance de la dangerosité du tabac. Ceci a donné naissance à la théorie de la « production de l’ignorance », qui déplace le regard de l’objet étudié et des débats scientifiques et sociaux qu’il suscite à une lecture morale, dénonçant des manipulations et pointant des responsabilités. Désormais, celui qui soulève des controverses court le risque de se voir renvoyé à cette grille de lecture. C’est le cas pour l’alcool, des drogues « douces » ou moins douces mais aussi l’obésité, les scores nutritionnels…
Or, pour l’obésité, mieux vaudrait assumer les controverses et cesser de les regarder comme des rideaux de fumée, mais plus comme des lieux où faire progresser l’effort de la recherche. La science avance par dépassement de contradictions successives.
Au fil des programmes nationaux nutrition santé (PNNS), les politiques publiques tentent pourtant de corriger le tir…
Pr J.-P. P. : Il y a déjà vingt ans, on commençait à nous dire : « la Santé publique doit réagir ». Régulièrement, depuis, on nous répète qu’il faut agir. Mais en dépit de la somme des connaissances, on ne parvient pas à faire bouger la situation, à stopper, encore moins à faire régresser l’obésité. La faute aux industriels ? à la santé publique ? à la recherche ? Le reproche est facile face à un sujet complexe et je suis d’accord avec l’idée que face à un problème qui progresse, on ne peut pas rester l’arme au pied.
Mais pour avancer, il faut, à mon sens, mettre l’action sous le contrôle de l’évaluation ! Depuis le premier PNNS, il y a plus de deux décennies, on agit. Diffusion de guides, actions d’éducation nutritionnelle, voire alimentaire, mise en place de chartes, etc. Mais on évalue peu. Le PNNS1 a été rédigé avec des objectifs qui auraient pu être vérifiés mais ne l’ont pas été. Et les centaines d’actions qui ont été conduites sous son impulsion ne l’ont pas été non plus.
Je ne fais le procès de personne, je décris la difficulté d’évaluer certaines politiques publiques. Le problème est que le coût de l’évaluation est parfois plus élevé que celui de l’action elle-même. Alors on se contente de dire « les acteurs se mobilisent » ou « cette initiative a touché 300 personnes, dont les connaissances nutritionnelles ont progressé ». Mais quel effet sur le comportement des individus concernés, sur leur IMC, et sur certaines variables biologiques ? Ces évaluations sont extrêmement difficiles à conduire pour les porteurs de projets et sont même hors de leur champ d’expertise, la plupart du temps.
Ce qui pourrait être fait, en revanche, c’est mettre à l’agenda du financement de la recherche des travaux interdisciplinaires susceptibles de déboucher sur le développement de méthodologies d’évaluation globale des politiques de prévention de l’obésité et la mise au point des boîtes à outils pour aider les porteurs de projets à conduire une évaluation. L’agrégation des données qui sortiraient de ces évaluations permettrait d’identifier ce qui fonctionne et, à l’inverse, ce qui est contre-productif. On entend dire qu’il faudrait intensifier ce que l’on a déjà mené. Ça n’a pas fonctionné hier, pourquoi cela fonctionnerait-il demain ?
*Sociologie de l’obésité, Presses universitaires de France, 368 pages, 28,50 euros